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Bertrand Badie,« Il faut socialiser à la paix »

Lors de la 6e édition du Forum Mondial Normandie pour la Paix, à Caen, l'universitaire spécialiste des relations internationales nous a accordé un entretien exclusif.
Bertrand Badie pendant l'entretien (Crédit photo : JL Villemin)
Quel est l’intérêt d’une manifestation comme le Forum mondial Normandie pour la Paix ? En quoi peut-elle aider à la construction de la Paix ?
Il y a peu d'études sur la paix, peu de manifestations. Pourquoi ? On définit la paix comme la "non-guerre", comme on définirait un être humain comme un "non-animal". On s'était mis en tête que la paix était l'état normal. Ce Forum est une façon de positiver la paix, de vaincre l'entre-soi belligène des États. Notre objectif est donc de socialiser à la paix, d'en faire l'affaire de tous !
Cette manifestation peut contribuer à la paix si, par elle, nous pouvons habituer les États à cette lecture positive de la paix, en faisant que chacun des participants soit comme une goutte d'eau qui s'assemble aux autres pour former un torrent de réel pacifisme.
Plus profondément, il s'agit de comprendre à quel point les sociétés sont reliées les unes aux autres comme nous le voyons avec la question migratoire. C'est faire l'effort de comprendre l'autre, et, comme dans le sketch de Fernand Raynaud, de saisir la contribution indispensable du boulanger...
Pourquoi ce choix du thème « Résistances ! La paix des peuples » ?
Comme pour les autres éditions, nous renonçons à des sujets classiques. La 5e édition était consacrée à l'effet pervers des murs. Cette fois, nous avons voulu réfléchir sur les peuples, qui subissent toujours la guerre. Parler de la "La Paix des peuples", c'est considérer que la paix et la guerre, c'est l'affaire de tous.
Exemple, dans le conflit entre la Russie et l'Ukraine, la Russie est mise en échec. Pourquoi ? Par le fait de la société civile ukrainienne. Ainsi, l'usage du portable par chaque Ukrainien modifie et enrichit les informations dont a besoin l'armée nationale. Comme toute initiative individuelle de sabotage de l'armée des envahisseurs, elle fait partie de cette énergie sociale qui bouscule les rapports classiques de puissance qui jouaient en faveur de Moscou. Quantité d'autres exemples illustrent cela. Ca peut sembler des actes dérisoires. Pourtant, leur portée est considérable.

Au Mali, ou au Yémen, les populations sont dans une grande souffrance. Au Yémen, le taux de mortalité maternelle est le plus élevé au monde. Il y a une actualité sociale profondément déterminante et structurante des guerres qui s'y déploient. L'analyste comme le politique ne peuvent pas l'ignorer. Ils pèsent sur l'avenir du conflit dans un contexte de guerre mondialisée que nous connaissons. Une telle réflexion est plus engageante que les batailles militaires.
Pour penser cela, l'Abbé de Saint-Pierre (1658-1743) est une figure incontournable. On lui doit Le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713). Autre exemple : pendant la Révolution française, le décret de la levée en masse du 23 août 1793 provoque la mobilisation humaine et matérielle de toute la France. Ecoutez "Le Chant du Départ" de Marie-Joseph Chénier composé en 1794 "Tremblez, ennemis de la France,/ Rois ivres de sang et d’orgueil ! / Le peuple souverain s’avance...

Autre exemple, la guerre de Crimée (1852-1856) qui oppose l'Empire russe à une coalition formée de l'Empire ottoman, de l'Empire français, du Royaume-Uni et du royaume de Sardaigne. La société française est pour la première fois informée grâce à la Presse, en plein essor public, qui raconte les batailles avec des reporters envoyés sur place. Il se crée une opinion publique qui va agir sur le cours de la guerre...
Aujourd'hui, au Sahel, l'Armée française se révèle impuissante et l'opinion africaine de plus en plus active. Les politiques doivent comprendre qu'il est temps de faire entrer les peuples, directement ou non, dans les négociations. Les politiques ne veulent pas admettre qu'ils perdent le monopole des Affaires étrangères !

Comment faire ? L'Abbé de Saint Pierre répond à cette question, selon trois points, trois exigences.
1) Il s'agit de faire entrer des paramètres sociaux dans la réflexion pour mettre fin aux conflits. Par exemple, pour la guerre au Sahel, se demander ce que ressent l'éleveur sahélien de cette situation ? 2) Comprendre l'Autre. 3) Associer effectivement les acteurs locaux à la définition des solutions. Autrefois, les Princes se réunissaient autour de la même table, pour les mêmes festins. Or, la paix n'est plus l'affaire du Club fermé des Princes. Il s'agit d'intégrer les acteurs locaux. Qui peut tirer parti de la paix sinon les acteurs locaux ? Sans cela, le risque est inévitable d'une radicalisation des conflits.
L’actualité est encore marquée par la guerre en Ukraine, aussi par la reprise de la guerre au Karabakh. Quel regard y portez-vous ? Diriez-vous qu’ils illustrent un retour de la guerre conventionnelle  ?
D'abord, il n'y a pas de retour en histoire, parce que le contexte change. La Guerre froide s'expliquait par une idéologie de blocs opposés. Ce schéma ne vaut plus du tout pour les États-Unis et la Chine, au regard des 700 milliards de dollars d'échanges commerciaux entre ces deux puissances. Ce n'est donc pas au retour de la « Guerre froide » entre la Chine et les États-Unis.

Ensuite, depuis 1945, il n'y a plus de guerre de conquête. Toute tentative de conquête est mise en échec Le 24 février 2022,. la Russie déclenche son « opération spéciale » contre l'Ukraine. Les États-Unis proposent au Président Zelensky d'être ex-filtré. Il refuse, pour la raison que son pays a fait l'objet d'une appropriation sociale par le peuple ukrainien. Fini le temps où les territoires étaient de simples monnaies d'échange réductibles à des marchandages ou des rapports de forces. Vrai aussi pour la Cisjordanie, le Sahara-Occidental...

Pour Haut-Karabakh, il faut comprendre qu'en 1991, l'URSS se décompose de manière anarchique. Alors que la République d'Arménie proclame son indépendance, le Haut Karabakh, enclave insérée dans l'Azerbaidjan s'autoproclame indépendante sans la reconnaissance formelle d'Erevan. Les enclaves surtout non reconnues sont toujours source de tensions. D'où celles qui opposent durablement les deux républiques. Aujourd'hui, l'Azarbaidjan dispose de nombreuses complicités dans le monde . Elle en a profité pour régler le problème en sa faveur ! L'Union Européenne n'a-t-elle pas négocié la fourniture de pétrole en compensation de la rupture d'approvisionnement auprès du marché russe ?

Une anomalie géographique devient un appât pour déclencher un conflit. Le problème de fond, c'est que les ethnies ne sont pas territorialisables. Si on veut les territorialiser, le prix tragique à payer est celui d'une purification ethnique ou même d'un génocide ...
Recueilli le 29/09/2023 par
Gabriel LEVASSEUR.
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