« Les canons attisent la rage », B.Badie

Invité de l'atelier Sciences Po pour une conférence sur la guerre et la paix, l'expert en relations internationales a ensuite répondu aux questions des élèves.
B.Badie répondant aux questions des élèves (Crédit photo : JL Villemin)
Israël peut-il gagner la guerre qu'il a engagée contre le Hamas ?
Je ne suis pas un horoscope... Voilà un conflit qui dure depuis 75 ans : nous avons là une guerre asymétrique qui oppose un État et une population, une guerre de domination, avec un peuple dominé qui mobilise une énergie sociale considérable, d'autant plus que les canons ont un contre-effet, celui d'attiser la rage : la répression terrible qui a suivi les massacres de Philippeville perpétrés le 20 août 1955 dans le Constantinois algérien n'aura en rien empêché la défaite de la puissance française... Pour l'heure, je suis très angoissé : la puissance d'Israël est mise au défi, et face à elle, c'est la rage, laquelle a pour réponse la surpuissance dans un cercle vicieux...Une formule proverbiale dit que le fort et le riche s'épuisent vite, le désespéré jamais...
Il s'agit donc de rétablir les Palestiniens dans leurs droits : théoriquement, la solution existe, qu'elle soit la constitution de deux États ou un d'un État binational, mais personne ne connaît la méthode pour y arriver. Un levier serait que les États-Unis cessent d'armer Israël...
Une certitude : le poison, c'est l'identitarisation du conflit par la prééminence des religions. Il ne faut pas oublier que les premiers résistants palestiniens étaient des chrétiens... Le problème n'est surtout pas celui d'une opposition radicale entre le judaïsme et l'Islam .Si ce conflit territorial devenait un conflit identitaire à caractère religieux, il n'y aurait plus de solution, plus de compromis possible... Sans oublier tout ce qui nourrit l'antisémitisme dans un tel contexte.
Que pensez vous de la couverture médiatique des conflits en Ukraine et à Gaza ?
Il faut bien comprendre que le domaine des affaires internationales a toujours été peu ou prou marginalisé : l'international, c'est l'affaire des princes, et l'opinion publique n'a pas en connaître les manoeuvres. C'est comme si la famille d'un malade demandait d'entrer dans la salle d'opération pour assister à celle-ci !! Mais à l'heure des réseaux sociaux et des médias en ligne, le silence est insupportable. Pour ma part, je reconnais qu'il est difficile d'aborder la question de Gaza dans les grands médias, jugée trop clivante, alors qu'il y a une quasi-unanimité sur le conflit russo-ukrainien...
Le conflit en Ukraine semble être dans l'impasse. Qu'en pensez-vous ?
Sur la guerre russo-ukrainienne, il faut bien comprendre, que s'opère un décalage de lecture : d'aucuns considèrent que c'est une affaire intra-européenne, alors que d'autres y voit la source d'un désordre international. Encore une fois, le subjectif est important. Une certitude, nous avons affaire à une guerre à l'ancienne, avec un conflit entre deux États et des opérations militaires conventionnelles. Il ne s'agit donc pas d'une troisième guerre mondiale. Mais Poutine voulait une guerre à l'ancienne en trois jours... Et la surprise, c'est que le faible a battu le fort... Une énergie sociale a mis en péril la puissance militaire russe, que ce soit par l'usage des téléphones portables, par le fait de grands-mères ukrainiennes qui ont mis des pelotes de laine dans les réservoirs d'essence des chars russes... Nous sommes dans un schéma nouveau. Poutine a ce talent de transformer ses défaites en victoires diplomatiques et de se présenter en victime des Occidentaux, ce qui pour les pays du Sud parle beaucoup en sa faveur. De même, la Russie a su contourner les sanctions occidentales et européennes grâce aux pays du Sud, et retourner le jeu international contre les puissances occidentales. Enfin, la stratégie russe en Ukraine est celle de la guerre de position qui consiste à conquérir de petites portions du territoire ukrainien, puis les russifier pour empêcher toute guerre sociale, toute énergie sociale de résister...
Pour l'heure, il n'y a pas de solutions. Négocier ? On ne négocie plus véritablement la paix. Savez-vous quelle a été la dernière véritable négociation de paix mettant fin à une guerre ? Celle du Traité de Paris en 1856 qui a mis fin à la guerre de Crimée ; lors de laquelle toutes les parties étaient réunies autour de la même table, vainqueurs et vaincus. Depuis 1945, il n'y a plus de négociations. Nous assistons à l'extinction de la paix transactionnelle. Que faut-il faire alors ? Une autre approche de la Paix, une vaste conférence sur la Sécurité suivie de référendums, avec ceci que cette nouvelle puissance qu'est la Chine aurait un rôle crucial à jouer.
Que pensez-vous des protestations en faveur de Gaza sur les campus américains et celui de Sciences Po Paris ?
C'est encore la preuve que les sociétés civiles sont impliquées dans le conflit, avec une identification de la jeunesse au désarroi de la population palestinienne. Comme aux États-Unis, en 1968, contre la guerre au Vietnam, la jeunesse étudiante se mobilise et s'engage. J'y vois une chance (la seule ?) pour que la question palestinienne ne disparaisse pas. Il faut selon moi que les enseignants et les institutions académiques travaillent à expliquer, réexpliquer. J'ai assisté à un débat au sein de Sciences Po lors duquel aucun dérapage verbal n'a eu lieu, contrairement à ce qu'on a pu lire dans les médias. Mais enfin, faire rentrer la police dans l'Université, c'est inadmissible !!
La possible élection de D. Trump au mois de novembre n'est-elle pas une menace pour l'Europe ?
De fait, nous assistons à un grand affolement européen : qu'allons-nous devenir sans l'Amérique ? L'Europe qui a inventé le système international et le droit international serait mise en péril ? Historiquement, n'oubliez pas que les États-Unis ont rejoint ce système très tard : avec l'Indépendance de 1776 et a fortiori la doctrine Monroe de 1823, c'est l'isolationnisme qui prévaut et l'entrée réelle dans ce que l'on peut appeler le " le système westphalien ", c'est 1917, une entrée en guerre, entrée par laquelle les États-Unis sont devenus une puissance mondiale. Après la Seconde Guerre mondiale, l'Europe va bénéficier d'une protection dans le cadre de l'OTAN et, après la Chute du Mur en 1989, L'OTAN est maintenue, puis élargie.
Alors, y-a-t-il une crise ? Oui, mais pas celle qu'on croit : la société américaine change profondément, partagée entre un repli isolationniste et une volonté au sein de la jeune génération de se tourner vers les pays du Sud, selon le discours d'une "nouvelle gauche" américaine.
Pour l'heure, Trump a l'art de dire ce que les gens veulent entendre : "America first", "America great again". Mais, en réalité, s'il revient au pouvoir, on peut raisonnablement penser que rien ne changera. Au fond, cet affolement de l'Europe est la preuve qu'elle doit retrouver un nouveau souffle. Mais, si le parapluie de l'OTAN protège, l'idée d'une défense européenne ne semble pas pertinente dès lors qu'il n'y a pas pour l'heure de véritable politique pour la justifier et la constituer.
Propos recueillis par Dominique DODELIN.
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